lundi 13 avril 2009

J'écris pour votre solitude ce soir...

... écrit Marie Uguay dans les Poèmes en marge qui ont été rassemblés en 2005, pour l'édition de ses poèmes complets chez Boréal.
Et voilà que ce soir, justement, j'écris pour votre solitude, peut-être...

Ce n'est peut-être pas un hasard si les poèmes ont été regroupés sous le titre Poèmes en marge. Pour Uguay, l'idée de marge, de seuil, était importante. L'Outre-vie, par exemple, ne se situe-t-elle pas dans un entre-deux, au seuil même de la vie et de la mort ? N'est-elle pas le lieu de la marge par excellence ? Ce lieu où, peut-être, nous sommes seuls, mais aussi uniques. Ce lieu qui nous permet d' inventer nos existences.

Je pense à l'idée de la solitude, et de la marge surtout, ce soir, alors que je suis en train de regarder l'émission 24/60 à RDI, et il y est question d'intimidation. De ces jeunes enfants intimidés, laissés à eux-mêmes, rejetés, en marge des autres étudiants. J'ai envie d'écrire pour leur solitude, ce soir, j'ai envie que les marges s'élargissent, rien qu'un peu. Nous voyons ces jeunes, un peu mal à l'aise devant la caméra, qui avouent avoir été intimidés, et qui osent le dire à la télévision. J'envie leur courage. Vraiment ! Je pense à cette jeune fille, aux cheveux rouges, qui avait des maux de ventres terribles tant elle avait peur d'aller à l'école. Mais c'est tous les jours, l'école primaire ou secondaire !
Je n'ai pas été intimidée à l'école. Mais parfois, je me sentais seule, différente, rejetée... et j'avais la lecture, l'écriture, je n'avais pas encore Marie Uguay, qui écrivait pour moi, mais... il y en avait d'autres. Il y avait des gens pour colmater la brèche, pour empêcher la marge de s'élargir, pareille à une immense cicatrice, non, une blessure, et de devenir un trou...

Peut-être que je me laisse emporter un peu trop loin.

Dès demain, je serai emportée jusqu'à Québec, pour le Salon du livre de Québec, où j'entrerai en contact avec des gens et des livres qui illuminent, qui apaisent, et qui rapprochent.
Pour l'heure, je vais retrouver le narrateur de Seul dans le noir, de Paul Auster... et je vais l'accompagner - ou peut-être va-t-il m'accompagner, moi - dans une longue nuit ténébreuse, pleine de mots et d'histoires américaines.

vendredi 3 avril 2009

L'Outre-vie

L'Outre-vie, titre du deuxième recueil de Marie Uguay. Mais qu'est-ce que l'Outre-vie ? Maris Uguay nous dit :
L'outre-vie c'est quand on n'est pas encore dans la vie, qu'on la regarde, que l'on cherche à y entrer. On n'est pas morte mais déjà presque vivante, presquée née, en train de naître peut-être, dans ce passage hors frontière et hors temps qui caractérise le désir.

On se retrouve ici dans un entre-deux, ni vivant, ni mort, sur une espèce de seuil. Quelque part entre le monde des vivants et les limbes, ce lieu dont on disait qu'il était celui des enfants morts...

Ce monde des morts-vivants est intéressant. Cette outre-vie, comme sous la vie, comme de l'autre côté du miroir - comme Alice au pays des merveilles...
Et si nous y allions, rien qu'un peu, de l'autre côté ? Visiter quelques morts... ou quelques vivants... ?

Voici une entrevue réalisée avec Catherine Mavrikakis, au sujet de ces morts-vivants qui nous hantent, qui sont en nous, d'une certaine façon. Cette entrevue a été publié dans L'Écrit primal numéro 39.


Entretien avec Catherine Mavrikakis

Une nouvelle Antigone; celle qui trahit



Catherine Mavrikakis obtient son doctorat en littérature comparée en 1989; elle enseigne à divers endroits avant d’obtenir un poste à Concordia, qu’elle occupera de 1993 à 2003, année où elle commencera à enseigner à l’Université de Montréal, où elle travaille encore.
Ses intérêts et travaux de recherches sont multiples : elle s’intéresse au deuil, à la filiation, la maladie, les médicaments, le discours littéraire et actuel sur la santé, la contamination, les écritures du Sida, l’imaginaire de l’aveu, la photographie, le processus créateur…
Elle collabore à plusieurs revues, colloques, livres collectifs, ainsi qu’à Radio Spirale, où elle a une émission qui s’intitule « Rêvez pour moi ».
Elle a publié plusieurs romans : Deuils cannibales et mélancoliques (1999), Ça va aller (2002), Ventriloquies, avec Martine Delvaux (2003), Fleurs de crachat (2005), et Omaha Beach (2008). Elle a également publié un essai, Condamner à mort, qui traite de la peine de mort aux États-Unis, pour lequel elle a reçu le Prix Victor-Barbeau de l’Académie des lettres du Québec et le prix Spirale Eva-Le-grand.




M.D. Catherine Mavrikakis, votre nouvelle publication est une pièce de théâtre aux éditions Héliotrope. Omaha Beach met en scène une famille qui se rend au cimetière américain de Coleville-sur-Mer, en Normandie, où deux des leurs sont enterrés depuis la seconde guerre mondiale. Dans ce cimetière, les morts ne reposent pas; au contraire, ils s’agitent, vivent un calvaire éternel de morts-vivants. Leurs voix s’enchevêtrent avec celles des vivants, dont celles surtout de cette famille venue de loin pour voir leurs tombes, pour enfin faire un deuil qui s’étire. La pièce se déroule donc entre noir et blanc, entre ces croix toutes blanches qui jurent avec les corneilles noires et les saletés que laissent sur leurs chemins les morts sortis de leur sommeil dérangé.
Cela créé un espace particulier, comme une excroissance du temps, un espace impossible et baroque. Les bouleversements sont intenses; les voix sont mélancoliques, enragées, ou tristes. La visite au cimetière est l’occasion de déposer quelque chose pour la famille. L'opportunité de parachever quelque chose, aussi, pour les morts. Qu’est-ce qui vous intéresse tant dans cette coexistence des deux mondes ? Est-ce le deuil, qui, en quelque sorte, lie ces deux extrêmes ?


C.M. Je suis en effet très hantée par la rencontre du monde des vivants et celui des morts. Pour moi, être vivante demande de porter le poids du passé. Faire entendre pour soi et pour les autres les voix de ceux qui se sont tus me semble être la part maudite de ceux qui restent. Comment faire en sorte que cette emprise des morts, de l’histoire, du passé sur nos vies soit créatrice? Telle est ma question. Je ne sais pas si je suis quelqu’un du travail du deuil. Je me suis souvent demandée si j’étais même capable de « faire le deuil », comme on dit. Je pourrais même dire qu’il y a chez moi un véritable désir de rester avec ceux et celles que je ne vois plus. Je porte le deuil et tiens à le porter. Pourtant, il me semble que je cherche à trouver des moyens pour que les morts puissent être là sans étouffer les voix des vivants et que je tente dans mon écriture un dialogue avec l’au-delà qui est en nous. Mais je conduis ce dialogue avec l’histoire. C’est moi le chef d’orchestre qui donne la parole au moment opportun. J’opère dans l’écriture une mise à distance des voix. D’où l’aspect vocal de mes romans. D’où l’idée d’une amie qui m’a incitée à écrire une pièce. Je fais entendre des voix, des accents, des intonations et l’écriture me permet une maîtrise sur ce qui dans ma vie m’a paralysée.
« Parachever quelque chose pour les morts » est ma tâche en effet. Je pense qu’il faut donner sens à ce que la mort souvent rend caduque et même absurde et il est donc nécessaire de tenter de « continuer le combat », de trouver dans le présent ce qui peut se déduire du passé. Par contre, je ne suis pas sûre que la fidélité absolue soit le meilleur moyen de permettre au sens d’apparaître. Il faut aussi savoir trahir les morts, pour mieux continuer leur œuvre. En fait, il n’y a pas de fin, c’est un processus infini que celui de l’héritage, et la génération qui vient se doit de trahir la précédente pour mieux la célébrer, lui rendre hommage. Oui, je pourrais dire que mon travail est celui d’une grande fidélité aux morts, un devoir de mémoire, certes, mais aussi un devoir de trahison pour que la mémoire ne soit pas seulement ma damnation.



M.D. En effet, dans Omaha Beach, le deuil se transmet de mère en fille, et même aux petites filles. Donner la vie équivaut à donner la mort, à transmettre ce legs d’un deuil inachevé. La vie/mort se poursuit à travers les générations de femmes dans ce cas-ci. « Porter le deuil » pourrait s’apparenter à porter un enfant, une vie. Dans vos oeuvres précédentes, la filiation est très importante; je pense à vos romans mais également à Ventriloquies, récit-correspondance dans lequel la filiation est un des points centraux. La « tâche » de raconter est-elle lourde ? Pour les personnages, en général, c’est ce que l’on peut comprendre : les femmes, dans Omaha Beach, sont poursuivies par le deuil, la mort même, comme une malédiction pesant sur la famille entière. Peut-on se libérer? Cela fait-il partie de votre processus d’écriture, de passer par un débit rapide, un souffle haletant qui est caractéristique dans votre prose, afin d’expulser, cracher la douleur? Pour donner une voix aux morts mais aussi pour faire émerger, faire naître votre propre voix à travers eux?


C.M. Oui, la question du legs, de la transmission intergénérationnelle est au centre de ce que j’ai écrit jusqu’à présent. Les parents transmettent à leurs enfants, dans le silence et dans la parole, des choses qu’ils ne veulent pas toujours confier aux futures générations. Les femmes dans ma famille ont été celles qui m’ont légué un passé qui a été raconté ad nauseam. À travers tous ces mots et ces morts, j’ai dû construire ma propre histoire, retrouver ce qui faisait sens pour moi. La parole et l’écriture ne libèrent pas toujours. Au contraire, il m’a semblé que l’abus de récits familiaux était là pour cacher des vérités indicibles auxquelles je devais faire face. Dans la langue maternelle, le français, qui est la langue de ma mère, je me suis toujours trouvée prise au piège. Le français est pour moi une langue préfabriquée, pré-pensée par ma mère et ses sœurs, et dans cette langue, le passé me fut donné enfant sans que j’aie eu la sensation de pouvoir me l’approprier. Pourtant je n’ai pas voulu changer de langue. J’ai jonglé avec l’idée, mais j’ai plutôt voulu me battre avec le français, oui, le tordre, le violenter, jusqu’à ce qu’il demande grâce et que je puisse entendre autre chose à travers lui que des voix trop évidentes, trop formées. J’adore la littérature expérimentale, celle qui triture le langage. Dans Fleurs de crachat, je me suis, je crois, battue avec la langue de ma mère, un français des années 40 et 50 et j’ai essayé à travers la voix maternelle de retrouver les autres voix de la famille. Je pense que dans mon écriture de ce livre, je court-circuite la voix de ma mère, son accent, je fais de la friture, du « parasitage », et par là, pour moi, dans le bruit, revivent d’autres voix. Est-ce ma voix que je veux entendre? Peut-être… En fait, le pari est le suivant : faire entendre une altérité dans la voix et la langue de ma mère, et cette altérité est sûrement une entreprise de mise au monde de ma propre voix, que je ne connais pas beaucoup. Je m’entends à travers la voix de ma mère. C’est comme ça que j’adviens : je parasite sa voix à elle.
Ce qui est étonnant, c’est l’absence de la voix de mon père dans tout cela, de sa langue, de son accent pied-noir. Mon père m’a peu raconté sa vie, ne m’a donné que très peu de mots. Cela ne veut pas dire que le côté paternel de ma famille ne me hante pas, mais avec mon père, il n’y a que le silence, l’obligation presque incestueuse de se taire, de se tenir au secret. Pour écrire, en ce moment, je ne peux le faire qu’avec et contre ma mère, être de langage. Je ne peux naître que dans ce corps à corps belliqueux avec ma mère. Mon père reste impuissant dans tout cela. La violence, l’expulsion, le crachat sont ce que je m’impose pour ne pas rester dans les mots de ma mère et m’y perdre, m’y étouffer. Alors, oui, on peut se libérer, mais c’est tous les jours à recommencer, parce que la voix de ma mère est tellement forte en moi et en mon frère.



M.D. Il est vrai qu’à la lecture de vos œuvres on sent que se déroule en elles une espèce de combat qui a lieu bien sûr au niveau du langage, mais également au niveau du rythme dans l’écriture, avec entre autres ce trop-plein qui a tant besoin d’être évacué, d’être vécu ou revécu pourrait-on croire. La folie, les hantises, sont aussi importantes dans le texte : les personnages semblent possédés les uns par les autres, leurs voix et identités s’emmêlant, se «parasitant » comme vous le dites, en tentant de trouver leurs propres sons, leurs propres voix. Dans Omaha Beach, en particulier, l’atmosphère que vous avez créée est exactement dans ce ton-là : le son de la mer qui rythme la pièce, les voix des vivants et des morts, les cris des corneilles, dérangeants; tout cela produit une ambiance sonore qui rappelle la surcharge, comme un bouchon qui va sauter. La pièce est habitée par ces bruits qui se déchaînent. Pourquoi avoir insisté sur ces éléments sonores? Je pense aussi au genre de pièce de théâtre que vous avez voulu faire : l’oratorio, ce mot italien, qui décrit un style ancien de composition musicale dramatique avec des airs, des chœurs, des orchestres, ainsi que des récitatifs. On peut penser à une espèce d’opéra. Mais ce genre-là est moins connu. Pourquoi avoir choisi ce genre en particulier et en quoi sert-il votre écriture ?


C.M. J’ai choisi l’oratorio non pas pour me plier à une forme mais pour au contraire essayer de déplacer l’espace théâtral, pour travailler une forme en fait bâtarde, inconnue. Je voulais pervertir le théâtre, parce que je ne l’aime guère. Je le trouve toujours très spectaculaire. Même s’il peut y avoir quelque chose de très visuel et même de physique dans mon texte, je l’ai conçu d’abord comme une succession de voix. Or, un oratorio n’est pas destiné à la représentation scénique. C’est un théâtre de voix. Alors oui, vous avez tout à fait raison, j’ai insisté sur les éléments sonores. La mer pour moi est un personnage, les corneilles ont une présence, une parole : celle de la vengeance. Pour moi, la hantise, l’obsession sont dans le son, dans la plainte que l’on entend malgré soi. Je me suis même dit à un moment donné que j’aimerais filmer le cimetière de Coleville-sur-mer, près d’Omaha Beach en France, faire des plans très lents, très larges et passer comme bande-sonore le texte de ma pièce sans que l’on voie les personnages. J’aime Duras, cela se voit. Je lui pique des choses… Si j’avais à monter ce texte, j’en ferais un film très ennuyeux… Pour moi, le cimetière est peuplé de ces voix. Ce sont des milliers d’histoires semblables que l’on peut entendre en allant se promener là-bas, dans ce cimetière magnifiquement blanc. De plus, je voulais faire une tragédie où la répétition de l’histoire est inévitable. Or, je me suis inspirée de mes lectures des Tragiques grecs et puis aussi et surtout de Nicole Loraux, spécialiste de la Grèce, qui parle de la tragédie comme oratorio. Loraux dans son essai La voix endeuillée voit dans le théâtre grec un projet lyrique qui donne à entendre « la prégnance du deuil » d’un deuil que « rien ne saurait apaiser ». J’ai voulu en toute immodestie tenter de faire entendre la prégnance du deuil, le bruit de la souffrance qui revient toujours comme le bruit incessant de la mer ou le cri des corneilles.




M.D. Cela fait penser aux vagues, et leur retour constant. Les vagues qui s’interpénètrent, qui se brouillent, qui participent au rugissement de la mer, au fond, gardiennes des tombes blanches. Chaque élément possède une voix, même la mer, les corneilles, les morts comme les vivants. C’est très visuel, très beau ce que l’on peut imaginer. Vous parliez de filmer le cimetière : pensez-vous monter une pièce de théâtre, ou réaliser autre chose avec le texte?


C.M. Non, tout de suite, je ne pense pas faire quelque chose. Et surtout pas du théâtre. Mais peut-être un jour filmer un peu, présenter le texte sur des paysages où la guerre a eu lieu. Je verrai si j’ai l’énergie et puis aussi le courage. Je ne suis pas sûre d’être douée pour ce genre de projet. J’ai écrit le texte, et il ne m’appartient plus de le faire exister. À moins que bien sûr, je sente que je n’en ai pas fini avec le texte. Le temps me dira quoi faire. Pour le moment, je le laisse se taire.



M.D. En constatant votre parcours éclaté, on réalise que vous touchez à tout ! Même si vos intérêts (deuil, mort, voix, entre autres) se trouvent sur votre chemin, il est clair que vous ne vous en tenez pas qu’à cela. Vous explorez activement plusieurs sphères connexes : à la fois écrivaine (récit, théâtre, essais, articles), enseignante et chercheure, vous organisez des colloques, participez à plusieurs événements culturels, collaborez à Radio Spirale. Ce cheminement éclectique et stimulant vous a donné la chance de vous impliquer dans divers projets intéressants : qu’aimez-vous dans cet aspect multidisciplinaire de votre carrière?


C.M. Je pense que j’aime penser, réfléchir, jouer avec les mots, les images, les concepts. Mais il n’y a rien de bien original là-dedans. Beaucoup de gens sont comme moi. Le travail à l’université nous demande de nous spécialiser, d’occuper un domaine spécifique dans le savoir et de nous y tenir. J’ai toujours détesté cette approche disciplinaire, cette professionnalisation de la pensée et j’ai eu la chance de pouvoir et savoir y résister. J’ai eu pas mal de mal à trouver un poste dans une université. J’ai enseigné au primaire, au secondaire, au cégep. J’ai donné des cours de latin. J’ai fait des vignettes en bas de page dans des revues de design intérieur, genre Décoration chez soi. J’ai même été pigiste pour Paris-Match Québec et TV HEBDO téléroman, dans les années 80. Tout cela m’a permis de comprendre que le salut pouvait venir de n’importe où. Pour moi, maintenant il s’agit d’être une intellectuelle dans toute l’acception du mot. Or, il me semble qu’il est nécessaire de se nourrir des autres domaines et champs d’études. J’ai une formation en littérature comparée qui envisage la littérature dans un rapport à l’interdisciplinarité. C’est pourquoi en ce moment, j’ai un projet avec des architectes, puis un autre avec des médecins. J’ai travaillé aussi avec un éthicien. C’est très important pour moi de comprendre quelque chose de l’air du temps, et l’air, c’est tellement volatil. Il faut se permettre de le respirer de bien des façons. Il ne sent pas toujours bon… Je n’ai pas de spécialité. On me le reproche souvent. Je passe pour une fumiste. D’autant plus que je fais de la création. Celle-ci est simplement une autre manière d’expérimenter le présent, de participer à la culture. J’aime travailler en groupe. Le travail collectif me ravit. J’ai toujours rêvé de communautés intellectuelles, ce qui m’a permis de participer à pas mal d’aventures dans des revues (POST, Temps fou, Conjonctures, Spirale, Tessera) et j’ai souvent écrit en collaboration. Mais en ce moment, j’avoue que je vais me concentrer à l’écriture en solitaire. Je continue des projets d’équipe et des activités diverses, mais j’ai décidé de croire en mon écriture un peu plus et de lui consacrer du temps. À 48 ans, le sentiment d’urgence que j’ai toujours eu devient très aigu.



M.D. En effet, plusieurs des projets auxquels vous participez sont des projets communs, avec des écrivains, des libre-penseurs, des scientifiques, des gens de tous domaines qui apportent leurs richesses et amènent, entre autres, à voir et penser autrement. Ce chemin aux mille avenues est très intéressant, et ce même (et peut-être à cause de cela) s’il va un peu à l’encontre de ce que nous proposent les études supérieures, c’est à dire se spécialiser, ainsi que vous le disiez. Les rencontres et éventualités que vous évoquez permettent de croire qu’il est possible de faire ce qui nous anime, tout en se choisissant un domaine plus précis; prendre des risques, suivre son instinct, faire des découvertes…
Ainsi, à travers ces diverses pistes possibles, il est envisageable de trouver son propre chemin. De reconnaître une voix qui nous est propre, mais également une voix plus libre, plus près de ce que nous sommes. Cela me fait penser à ce dont on discutait plus haut : c’est à dire la découverte de sa propre voix d’écrivain à travers celles des autres.
Cela m’amène donc – de toute façon je voulais y venir – à la création littéraire, que vous enseignez, qui a une place particulière, disons mitigée, au sein de la communauté universitaire. Comment aborder la création littéraire aujourd’hui, dans un cours? Comment l’enseignez-vous, personnellement? Croyez-vous qu’il soit important de faire une place à cette potentialité à l’université?


C.M. Dans les universités américaines, les programmes de « creative writing » sont très présents et très populaires. Au Québec, il y a une vraie demande de la part des étudiant-e-s pour la création et les universités s’ajustent. Dans un monde universitaire où l’argent va beaucoup aux sciences, on a décidé en littérature de faire de la science littéraire pour participer à l’université telle qu’elle s’est voulue. Cela n’a pas toujours été comme cela. On enseignait jadis, il n’y a pas si longtemps, les belles-lettres et l’art d’écrire. Mais les départements de lettres ont tenté d’entrer dans le discours scientifique, en se donnant des théoriciens qui travaillent sur le découpage narratif ou autre, sur l’énonciation, etc. Dans les dernières années, l’histoire littéraire prend beaucoup de place. Elle reste un peu la seule « science » en laquelle nous pouvons tous plus ou moins croire et au Québec, elle a une place particulière puisqu’elle tente de refonder quelque chose des ruines de la littérature nationale. Les programmes de littérature ont une certaine méfiance devant la création, que l’on tolère plus ou moins bien et dont on respecte peu les enseignants. Or, depuis peu, grâce à la montée dans d’autres disciplines de ce qui est appelé « recherche-création » (musique, nouvelles technologies, danse, etc.) des organismes subventionnaires donnent de l’argent pour la création. Cela redore le blason de mon enseignement… Où il y a de l’argent, il y a du pouvoir et donc de l’intérêt. Les programmes de littérature ne sont pas tous responsables de cela. Mais pour être juste, je dois dire qu’ il y avait quand même des départements qui avaient senti le vent tourner et des professeurs qui avaient développé des programmes excellents. Moi, ce qui ne me plaît pas, c’est la distinction entre la science littéraire (j’ironise ici) et la création. Comme si les deux instances n’étaient pas réconciliables. On ne peut pas faire des cours de création de simples ateliers d’écriture et des cours « normaux » des lieux de vraie réflexion. Cela ne peut que marginaliser la création. Ce qui m’intéresse, c’est la réflexion qui s’est amorcée dans d’autres disciplines sur la recherche-création, sur les liens entre la pensée et l’art, ici l’écriture, entre la théorie et la pratique. Les démarches peuvent se mêler, se confondre, dialoguer l’une avec l’autre. Oui, je suis fondamentalement une lectrice des Romantiques allemands, pour qui la littérature et la science n’étaient pas des entités séparées. Je vois en architecture que beaucoup de professeurs veulent faire de la théorie et de la pratique. C’est cela l’art et même la science : le mélange de la pensée et de l’action. Je crois que cette potentialité est là déjà dans l’université et que vraiment les départements de littérature sont en retard dans le domaine des arts et même de la recherche sur l’art littéraire.




M.D. Nous arrivons à la dernière question : je sais que vous publiez un roman à l’automne; j’aimerais que vous nous en parliez, et que vous nous disiez comment il se situe dans votre carrière, et comment vous envisagez la suite dans votre écriture. Vous êtes une jeune écrivaine : vous avez publié votre premier roman en 2000. Ne vous reste-t-il pas tant à dire, encore ? Avez-vous pensé à écrire un recueil de poèmes, par exemple ?


C.M. Je publie un roman qui s’intitule Le ciel de Bay City dans lequel je pense avoir renoué avec la mélancolie qui habitait mon premier récit Deuils cannibales et mélancoliques. Je crois avoir quitté la colère à laquelle on m’identifie un peu trop, souvent à tort. Ce dernier roman fait partie d’une série de trois textes sur les États-Unis, dont le premier a été la pièce Omaha Beach. Le dernier de cette « trilogie », de ce cycle sera aussi un roman et aura pour toile de fond l’histoire des Noirs américains dans les années 60.
Oui, j’ai commencé à écrire tard, à 39 ans et je ne suis pas une jeune auteure mais plutôt une vieille auteure en devenir. Je ne sais pas si j’ai encore beaucoup à dire, mais je verrai. Pour l’instant, j’ai des projets de romans, de pièces. Quant à la poésie, j’y ai déjà pensé, mais je n’ai pas poursuivi l’aventure. Je ne sais pas si cela me plaît. Peut-être une poésie de la plainte, du cri, de la mélopée, de la douleur. Il me semble aussi que je serais capable du jour ou lendemain d’arrêter d’écrire, de changer de vie. L’écriture n’est pas une fin en soi, pour moi. Elle est un moyen d’atteindre quelque chose, mais je cherche à multiplier ces moyens de parvenir à mes idéaux.



M.D. Finalement, non, ce n’était pas la dernière question, la voici plutôt : êtes-vous habitée par vos romans, vos personnages, les atmosphères que vous créez? Cela, bien évidemment, pour démystifier une chose : savoir si vous êtes ou non une « poète maudit », ou une écrivaine maudite…


C.M. Je ne suis pas habitée par les personnages, mais pas les atmosphères et surtout par des peines. Écrire ne me délivre pas, mais me permet de faire face à quelque chose, de regarder le monstre dans les yeux. Je crois bien être hantée par des événements, des paroles, oui. Je porte bien des histoires, malgré moi et j’ai tenté toute ma vie de m’en défaire. J’ai réussi partiellement. J’ai fait une très longue psychanalyse et j’ai pratiqué mille façons de m’en sortir. Mais on ne change pas tout à fait qui on est. Malgré tout, je suis devenue quelqu’un de pas trop triste. Je sais rire et même faire la fête. Pour moi, c’est beaucoup. Par contre, sans parler de moi, je crois que la littérature est capable de porter en elle l’horreur de ce monde, qu’elle peut accueillir la douleur de tous et qu’elle doit dire l’impossible. C’est à cet impossible là qu’elle est même tenue. Ce n’est pas l’écrivain qui est maudit. C’est la littérature. Et c’est bien comme cela. Elle peut porter en elle ce qui dans le monde refuse d’être vu.



M.D. C’est une belle image, que celle de la littérature comme une sorte d’amphore, personnelle et collective à la fois. Je tiens à vous remercier, Catherine Mavrikakis, pour votre générosité et votre intégrité. Merci d’avoir partagé vos réflexions qui sont particulièrement stimulantes. Votre discours est très vivant et contribue à ouvrir le paysage littéraire; vous êtes très inspirante. Je vous souhaite de continuer à oser des projets toujours intéressants.